Portrait de Jacques Morgenstern par Suzie Morgenstern, son épouse

Je savais qu’il était original, même parmi les matheux. Je savais aussi que le travail de sa vie était de prouver qu’on ne peut pas aller au-delà de certaines limites ou qu’on ne peut pas aller au-delà d’un temps fixe dans le calcul.

Ce n’est pas étonnant qu’il ait choisi le domaine qui s’appelle “la complexité”. Ce n’est pas étonnant qu’il ait attaqué un domaine complètement à l’écart en France, dont personne n’était spécialiste, même pas son “patron”. Ce n’est pas étonnant qu’il ait choisi comme patron un prof complexe, tourmenté, emmuré dans un non-dit, qui torturait Jacques par son incapacité de communiquer et son refus de s’impliquer, ce qui fait que Jacques était pratiquement “un vieillard” quand il a enfin soutenu sa thèse sur “La complexité linéaire de calcul”. Ce n’est pas étonnant que son deuxième sujet fût “la théorie des noeuds”. Ce n’est pas étonnant étant donné que Jacques vénérait la souffrance. Souvent il disait, dégoûté, au sujet d’une telle personnalité politique : “Ca se voit qu’il n’a jamais souffert.”

Je savais que la thèse, dernier exercice universitaire, rite de passage, travail inutile dont les astucieux se débarrassent vite pour pouvoir ensuite s’investir dans la vraie recherche, traînait anormalement. Tous les amis avaient passé leurs thèses depuis longtemps. Même moi en littérature comparée. Jacques avait veillé sur chaque mot que j’avais écrit. Il avait lu chacun des auteurs vedettes de ma thèse. Il avait minutieusement rafistolé mon Français boiteux. Il n’est pas venu à la soutenance de ma thèse, il ne voulait pas assister à mon assassinat. Mais il a préparé le pot de thèse. Ma thèse était nulle, même si elle était pionnière, mais j’étais libérée.

Alors je passais mon temps à libérer le temps et dégager les lieux pour que Jacques puisse travailler en paix. Qu’il pleuve ou qu’il vente, je m’exilais avec les enfants tous les dimanches pour la bonne cause. J’étais fière que Jacques, au moins lui, était un perfectionniste. Je revenais de ces excursions toujours avec l’espoir que Jacques me dise qu’il a trouvé la preuve de son théorème, mais Jacques ne me l’a jamais dit. Il m’a seulement dit que l’espoir est un menteur.

Il enseignait en même temps qu’il conduisait le combat contre lui-même. Je n’ai jamais assisté à ses cours. Il a dû être aussi exigeant avec ses étudiants qu’avec lui-même. Quand j’ai raconté l’angoisse de Jacques devant les copies à son collègue, André m’a dit : “Jacques ne comprend pas que les gens peuvent être MOYENS.” C’est tout à fait exact. Jacques vivait dans un nuage de déception au sujet de ses frères humains. Il n’arrivait pas saisir que tout le monde n’avait pas ses dons de perception en profondeur. Il n’avait pas non plus beaucoup de patience. Il n’aimait pas expliquer ce qu’il jugeait EVIDENT. Jacques : “Je ne te l’ai pas dit, je voulais que tu devines.”

Je sais que ça le préoccupait de faire des cours clairs et vivants. Je sais les noms des cours qu’il a fait sans savoir ce que c’est : analyse et l’algèbre, théorie de Galois, topologie, l’intégration, la fonction d’une variable complexe, la théorie des langages, la compilation, la théorie de la complexité, l’algorithmique numérique fini, la factorisation sur Z, etc. Il n’aimait pas enseigner le même cours chaque année. Il mijotait ses cours pour son propre équilibre. À part les cours de logique qu’il a données au département de philosophie à la Faculté de Lettres, et les conférences aux psychanalystes, l’enseignement a toujours été la CORVEE. Quand Mayah,elle-même étudiante en médecine, a dîné avec un étudiant de Jacques, elle a poussé un soupir de soulagement quand il a dit combien il admirait son père. “Tu t’imagines si tu as le malheur d’avoir des parents profs et tout le monde les déteste ?” Par contre, Jacques avait été un colleur terrifiant en hypotaupe au Lycée Masséna. Les jeunes qui sont passés par lui ne l’ont jamais oublié !

Peut-être était-il animé par sa désapprobation du système élitiste des classes préparatoires et les grandes écoles par lesquelles il est passé. Il voulait leur abolition. Il voulait que la fac devienne élite dans la démocratie. Sauf qu’il était fou de joie quand sa fille fut admise à l’Ecole Normale Supérieure. Le problème des universitaires qui doivent remplir tant d’heures d’enseignement, c’est qu’ils se sentent coupables quand ils enseignent et qu’ils n’ont pas assez de temps à se consacrer à la recherche … et coupables quand ils font de la recherche alors que les copies s’accumulent.

C’était certainement la recherche qui passionnait Jacques. Je n’ai pas vu les étincelles intérieures. Je n’ai vu que l’agonie solitaire jusqu’au jour où Jacques a rencontré Joos Heintz de Francfort. Ils travaillaient du matin au soir et leurs rires secouaient toute la maison. Ils continuaient dans l’hilarité jusqu’à la table. Leur collaboration était située dans une période où Jacques, fleur tardive, s’épanouissait : il était devenu chef du projet SAFIR (Systèmes Algébriques Formels pour l’Industrie et la Recherche) à l’INRIA (Institut National de Recherche en Informatique et en Automatique) à Sophia-Antipolis. Ce n’est pas étonnant que son projet à lui était là pour développer des méthodes symboliques nouvelles.

Jacques était heureux à l’INRIA. Passer de l’université à l’INRIA c’était comme quitter le pays de l’obscurité pour gagner la lumière. Du donjon qu’il occupait à l’université, il se réjouissait des conditions matérielles et de l’atmosphère à l’INRIA. Il y avait des interlocuteurs et des amis. Pour la première fois, il me racontait ses journées, ses discussions avec le directeur et d’autres copains. Il me racontait le chef de cuisine excentrique et autoritaire qui dirigeait dans le self le choix des individus. Il appréciait sa secrétaire, France, qui était tout ce que je n’étais pas : belle, blonde, mince, et efficace. Il était content quand son ami de promo, président de l’INRIA, venait à Sophia. Et Jacques tremblait de joie quand les poulains de son équipe Marc, Bernard, Yves, Loïc, Christèle et Nicole obtenaient des postes les uns après les autres.

Je ne peux pas jauger la popularité de Jacques. Je ne sais pas si les autres le voyaient à travers mes yeux comme une lumière qui s’allume quand il entre dans une pièce et qui s’éteint quand il en sort. Je sais que certains considéraient que Jacques allait trop loin dans son humour sardonique, ironique et souvent carrément drôle. C’est sûr que sans Jacques les réunions administratives et pédagogiques, les commissions de spécialistes et autres horreurs de la réunionite universitaire auraient été moins supportables.

Bien qu’il portât du plomb dans son cœur, il avait le sens et la mission d’alléger le poids des autres. Il avait le don de l’écoute et un regard qui dévoilait sa compassion. Mais il savait aussi relever les contradictions qui nous tiraillent et il savait de quoi il parlait. Pauvre Jacques, il était tellement frustré avec moi qui ne comprenais rien, qu’il devait faire ses jeux de mots ailleurs.

Il me demandait d’acheter des tasses en plastique pour le café collectif. Avec son vieux rêve de Kibboutz, il voulait que la collectivité soit une vraie communauté. Après son installation à INRIA, il ne faisait jamais oublier son appartenance à l’université. Il avait même demandé un papier à entête spécifique pour SAFIR afin d’y faire apparaître les trois tutelles : INRIA, UNSA et CNRS. Mais je sais qu’il était déçu par l’université, et désespéré à tel point qu’il a écrit à cinq amis de sa promotion qui dirigeaient Saint Gobain, Rhone Poulenc, Cie Générale des Eaux, SOPRAGI et Gaz de France, Jacques qui détestait les privilèges et le piston leur a écrit pour demander des interviews pour Lili. Il avait lu que les entreprises cherchaient des littéraires et il était prêt à tout pour qu’elle ne se dirige pas dans le couvent de l’université. “J’aimerais simplement que tu transmettes à tes services compétents le C.V. de ma fille, normalienne, qui cherche un travail à temps partiel pour pouvoir vivre de ses propres moyens à Paris même (elle rentre de Harvard fin mai).
“Je ne te cache pas que j’aimerais qu’elle trouve ce travail ailleurs que dans le système universitaire pour se frotter à un autre monde et à ses exigences (elle prépare une thèse en linguistique).

N’était-il pas de sa faute qu’elle ait la même passion que lui pour la recherche ?

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